30/12/2010

Chap.7 We only wrote these Songs for Us (Lost Cowboy Heroes)

« I want to tell you a little story / ‘cause it makes me warm inside / it’s about some friends growing up... Minor Threat au réveil, Minor Threat en buvant du café bien noir. Minor Threat en classant les derniers disques arrivés. Minor Threat en toutes circonstances.
…And all the things they tried / I’m not talking about staple shit / They went for something more… Minor Threat un jour, Ian McKaye toujours. Antihéros charismatique, instigateur de la première vague hardcore de groupes de Washington DC, de ses combats de gladiateurs, de cette créature qui lui avait complètement échappé…
I guess it was too much dreaming / Too much to hope for / One day something funny happened… De McKaye, j’ai toujours préféré Fugazi. Un manifeste des nouveaux temps à venir. Une complète anomalie, même dans le monde de la musique alternative, loin des chapelles intégristes et figées du hardcore, au moment où la tornade de Seattle ne va plus tarder…
…But it scared the shit out of me / Their heads went in different directions / And their friendship ceased to be. Trente années ont passé. Trente années de passion acharnée pour la musique et les aventures humaines. Une somme des apports de tout ce qui s’est joué à Washington pour le punk et ses descendances.
…I’m telling you I want it to work / I don’t like being hurt / Something’s not right inside…
Les deux guitares se complètent à merveille. Des giclées métalliques répondant aux staccatos et aux rythmiques accélérées et syncopées. Une voix plus hargneuse et rageuse que jamais.
I can’t always put it aside / What can we do, what can we do? / Try… Je me grille une clope, assis sur le bureau en reluquant vaguement les deux clients qui s’ébrouent dans les bacs. Je pousse encore un peu le volume.
I guess I make too much shit / Someday we will look back and laugh. The Evens, le side project qui n’en était pas un d’ailleurs, c’est pas mal aussi. Hybride hardcore / Folk assez inédit, McKaye et sa rombière, le tout magnifiquement minimal. Faudrait que je trouve leur « Get Evens »…
Mr. Present, go away / Come back and fuck with us some other day
« -Excusez moi, vous pouvez baisser un peu le volume s’il vous plaît? »
Je pensais universel le désir narcotique d’entendre et réentendre une chanson. Un besoin, après tout, inoffensif et facile à satisfaire. Malheureusement, ils sont peu nombreux dans ce monde. Je ne voulais pas me lancer dans un plaidoyer en faveur de cette chanson, même si il s’agit, à mon sens d’une excellente chanson de hardcore old-school. Alors je me suis exécuté, en grommelant. L’inculte m’a lancé un sourire timide qui voulait probablement dire « sans rancune » ou une tièderie de cet accabit. J’ai mis « Ain’t that enough » de Teenage Fan Club, pour rire. Rien d’étonnant à cela. Elle est plus aimable. Et elle possède une mélodie. En général, je préfère les chansons qui en ont une. Mais j’adore aussi me laisser terrifier par un morceau comme ce « Look back and laugh » de Minor Threat.
-Teenage Fan Club? Et pourquoi pas un remix de Calexico, tant que tu y es?
C’était Olivier qui venait de débouler dans la boutique, assez brutalement pour sortir les deux touristes de leur torpeur. Ceux-ci, voyant mon regard noir, parce que bon, deux heures à flanner, sans même me demander un coup de main, ça frôle l’incident diplomatique, décidèrent subitement de foutre le camp.
- Merci de votre visite! J’ai gueulé.
-Avortons… a glissé Olivier sur leur passage.
Tous les deux réunis, qui plus est dans un endroit aussi exigü, on pouvait souvent être en pleine forme. Un déferlement de rancœur et de cynisme rigolard. Je ne comprennais toujours pas comment nous n’étions pas véritablement amis, je veux dire, pourquoi nous n’avions pas franchi les limites du strictement… professionnel.
-On nous décernera pas la palme du savoir vivre, pas vrai?
J’ai répondu qu’un peu de tri dans la clientèle faisait commerçant repu, le type qui n’est pas esclave de ses murs. Ca l’a doucement fait ricaner. Je lui ai préparé un café.
Il a circulé quelques minutes entre les rangées de présentoirs qui couraient jusqu’à la porte d’entrée. Il a soupiré. C’était devenu, au fil du temps et de nos rencontres, un trait disctinctif. Quand il soupirait, ce n’était pas le signe d’un quelconque désespoir existentiel, mais une simple constatation : une nouvelle journée commençait aussi pour lui et le café noir que je lui avait servi n’était pas meilleur que celui de la veille. Il s’est emparé d’un vinyl. Un Superchunk. « Get it together », du Punk rock pour routiers. Il s’st tourné vers moi.
-Alors comme ça tu pars en tournée…
-Les nouvelles vont vite.
-Ca s’organise bien?
J’ai souri.
-Vaguement, oui. Je veux dire, je me suis dérouillé les doigts pour enquiller quelques accords. Le problème quand tu rejoues tes propres morceaux, c’est un peu comme réécouter un album que j’aurai vraiment aimé mais que j’aurai relégué au fin fond de ma discothèque. Le problème c’est que ça fait resurgir mon ancien moi.
-Ne joue pas ces morceaux, alors.
-Justement, j’aime bien mon ancien moi. J’aime bien le gars que j’étais quand je vivais avec Inês. Crois-le si tu veux, j’étais super cool. Je faisais partie des gars dans coup, grâce à ces compositions. C’est pour ça que j’ai continué, malgré tout.
-Je suppose que pour toi, c’est particulièrement poignant de revenir en arrière
-Pourquoi?
-A l’époque tu n’étais pas encore amer et désabusé
-Qu’Est-ce que tu racontes, bordel? Mais je savais très bien où Olivier voulait en venir. Qui est amer et désabusé?
-Toi. A cause d’une quantité incroyable de choses. Mais à cette époque, je veux dire avant que tu reprennes la boutique, tu ne savais pas qu’Inês avait de la valeur et c’est la seule période de ta vie où tu ne pensais pas à ce que tu aurais pu avoir.
Je ne saisissais pas exactement le fond de sa pensée. Et je ne l’écoutais plus, à vrai dire. Je contemplais le fond de ma tasse. Olivier, malgré son côté foutraque, prononçait de temps en temps une vérité dévastatrice, de manière inattendue. J’ai relégué mes ambitions de musicien quelques jours après l’enregistrement de l’EP, quelques semaines après ma rupture avec Inês. Je m’étais mis à boire, à boire plus que de raison. En sortant du métro, un jour, j’avais aperçu mon reflet dans une vitrine et j’avais du faire un gros effort pour porter un jugement sur ce que je voyais. Evan m’attendait devant la boutique et je lui avais demandé son avis. « Tu ressembles A Brian Molko », il m’avait répondu, tout simplement. Rapport aux traces noirâtres qui soulignaient mes yeux, mon visage blême et les tics nerveux qui secouaient mes épaules. Et, bien que je l’ai immédiatement envoyé se faire foutre, j’avais compris aussitôt qu’il avait raison et les bouteilles de Wild Turkey avaient gentiment regagné le fond du placard, au cas, fort improbable, où on m’inviterait dans une soirée. C’est exactement à ce moment là que j’ai rangé ma guitare dans ma cave et que j’ai entassé les partitions en haut d’un placard. Tout cela appartenait au passé. Et le fait d’arrêter de boire était une bonne symbolique.
Comme Evan ce jour là, Olivier avait raison : cette époque de bonheur intense était particulière car je ne portais pas encore le fardeau dont je niais toujours l’existence. Cette époque paraissait bénie et je cherchais en permanence un moyen de la retrouver. Depuis bien longtemps, toutes les routes semblaient me ramener en arrière. Alors, comme à Evan, j’ai dis à Olivier d’aller ce faire voir.
-Bon Lemmy, tu veux qu’on les joue, ces foutus morceaux?
Il fallait faire un choix : enfouir tout ça dans un coin de ma mémoire, me pincer le cœur en le ressassant, ou bien empoigner fermement mon manche, cette évocation me fit vaguement sourire, ramasser un grand coup de saton en travers des gencives, et limiter la progression des regrets. Dans les deux cas, j‘aurai besoin d‘alcool.
Le sourire encourageant d’Olivier me fit grimacer. Principalement parce que ça m’attristait de penser qu’un client me connaissait suffisamment pour me retourner le cerveau à ce point.
-Là, maintenant?
-J’ai ma guitare dans la bagnole.
-Euh… c’est d’accord.
Deux clients sont entrés dans la boutique d’un pas pas traînant. Olivier s’est tortillé au dessus des bacs pour les laisser passer. Il s’est tourné vers moi, a ouvert de grands yeux furibonds et s’est élancé dans la rue. S’il y avait bien quelque chose dont je n’avais pas besoin maintenant, c’était bien de ça : des habitués qui allaient passer beaucoup de temps et dépenser peu d’argent. J’ai envisagé de les flanquer dehors et puis je me suis dit qu’il était plus simple de s’enfermer dans l’arrière-boutique et de les laisser se débrouiller. La criminalité était rare parmi les fans de punk rock.
Ca m’a donné l’idée de faire un peu de ménage. Impossible de composer dans un environnement bordélique ; c’était une vérité de l’existence. Je suis allé cherché l’aspirateur vieillissant et sous-employé dans le placard, puis j’ai sorti de sous l’évier un chiffon à poussière et de la cire en bombe pour éliminer la cendre qui recouvrait les meubles. Je me suis dit que cette attitude n’avait rien de rock’n roll, que si les deux loustics qui s’activaient dans la pièce venaient à tomber sur cette scène de mauvais vaudeville, je finirai sur Youtube, pas à chier là-dessus. Je me suis mis à ranger quelques minutes et tout en nettoyant, je tremblais, des soubresauts martyrisaient ma cage thoracique. Je me libérais des nœuds qui s’étaient formés à l’intérieur de moi. J’ai ramassé quelques mégots égarés. Le résultat final était assez satisfaisant. J’ai jeté un regard soupçonneux dans la boutique, par l’entrebaillement de la porte. Que je me suis pris en pleine gueule quand Olivier l’a violemment ouverte, brandissant fièrement sa guitare. Il a secoué la tête, légèrement désespéré par le flot d’insultes que je déversais. Ensuite, une fois calmé, je lui ai fièrement présenté l’endroit. Les arrières-boutiques sont comme les backstages : des lieux fantasmés.
-Tu vois, c’est tout simple. Je vis sur mon lieu de travail la plupart du temps alors disons que c’est comme ma piaule.
-Ne t’emmerde pas Lemmy, je ne couche pas le premier soir.
-Ha. Tant pis, alors…
-C’est le dernier Dead to Me? Ca donne quoi?
Il s’était approché des étagères où j’entassais les prochaines mises en rayon.
-Euh, c’est pas mal. « Cuba Ballerina » est mieux. Plus rentre-dedans, mieux troussé niveau mélodies.
-Putain! Le live de The Beatsteaks version vinyl!
-Imagine quarante mille shleubis scandant les morceaux… Mais euh, sur un vinyl. J’ai aussi le live ultime épuisé de Rocket from the Crypt en collector. Le prochain The Saintes Catherines, non masterisé, pour le côté sportif, un Fire at Will, hardcore toulousain avec un artwork inédit…
-Et ce carton «No Idea Records », un rapport avec le meilleur label de tous les temps?
-La réponse est dans la question, non?
-T’as le plus beau métier du monde.
-T’es sûr que tu veux pas coucher, finalement?
-Mouais, faut voir. Tu la planque où, ta guitare?
Je lui ai montré ma vieille Stagg electro-accoustique. Il s’attendait peut être à une Western Ibanez AW-40, ou à une CD140 de Fender hors de prix. Mais même si j’adorais les guitares, je n’avais jamais eu la patience d’attendre que celle de mes rêves soit montée en gaucher. Alors je finissais irrémédiablement par acheter la première inversée venue. Et j’arrivais même à en tirer un semblant de satisfaction.
« -Tu sais, je m’y connais bien en guitares mais je suis incapable de dire celles que j’aime vraiment. »
C’était ma réponse favorite quand on me posait la question, ce qui n’arrivait pas souvent, et tant mieux car c’était entièrement faux. J’avais étudié la guitare pendant de longues années mais c’était du classique et j’en avais gardé le souvenir d’un monde submergé par Clapton et Springsteen. J’avais appris à aimer le second au fil du temps, mais le premier provoquait chez moi, encore aujourd’hui, de violentes poussées urticaires. D’ailleurs, si je n’avais pas eu le béguin pour la fille qui suivait les cours avec moi, je serai passé à la batterie ou au piano. Comment s’appelait-elle déjà?
Olivier me réveilla de ma douce torpeur nostagique en envoyant un violent accord sur sa guitare. Il a désigné le tabouret, en face de moi.
« -… Two » Un filet de sueur se mit à dégouliner entre mes omoplates « Three… » mes mains étaient moites, impossible d’assurer le premier accord, j’appuyais encore plus fort « …Four ». Blam. One, two fuck you...

Il y’a dans la vie, certaines expériences qui semblent nous hanter et nous rendre malheureux. Certaines parce qu’elles sont trop terribles qu’on ne peut jamais les oublier totalement, d’autres pour une raison plus douce-amère : elles sont si parfaite qu’on ne peut plus jamais vivre pleinement une expérience similaire sans établir de comparaison. En claquant le dernier accord du dernier morceau, les muscles tétanisés, en sueur, lorsque j’ai jeté un regard vers Olivier, alors même que lui-même, tentait de reprendre sa respiration et qu’il me souriait intensément, je savais que ces vingt minutes à bout de souffle seraient une chose que je chercherai inlassablement à reproduire, toute ma vie, en ayant fort peu de chance d’y parvenir.
Des applaudissements timides s’élevèrent en provenance de la porte. Une petite dizaine de personnes se tenait là. Je me suis levé promptement et j’ai filé vers la minuscule salle de bain, au fond du local. J’avais une furieuse envie de pisser et ma bouche semblait corrodée par des produits chimiques. J’avais chanté fort, pas forcément très juste mais en donnant tout ce qui me restait au fond de la gorge. Et pour cela, on ne pouvait pas m’en vouloir. Quand je suis revenu dans la pièce, Olivier était toujours installé sur son tabouret, il accordait sa guitare. Les quelques personnes qui avaient assisté à notre « show » improvisé étaient maintenant assises en tailleur autour de lui, sur la moquette rapiécée, ce qui lui conférait une aura de maître d’école, de Robin Williams du pauvre. Sauf que je savais bien qu’Olivier n’avait aucune affection pour la poésie de bas étage.
-Je crois qu’on nous réclame. Il m’a lancé avec une pointe de volupté.
-Je n’ai plus rien en stock.
-Une reprise?
-Shorebirds?
- « Olympia Autumn Morning »?
- Attends… nanana… « In the future they will find the silly little scribbling »…?
-Tu connais tes classiques.
Shorebirds était probablement le groupe de powerpop le plus enragé que je connaisse. Avec d’anciens membres de Latterman, une ode à la sueur, au poing levé, un côté catchy, furieusement mélodique. Dans la même classe que Banner Pilot, Jawbreaker ou Dear Landlord, au fond, près du radiateur. Ca s’imposait, dans le contexte.
-Olivier?
-Mmmmm? Il continuait à triturer sa guitare en scannant visuellement son auditoire.
-Tu serais près à prendre quelques jours sur ton temps ô combien précieux?
-Tu n’as plus besoin de nounou, Lemmy. Je n’ai pas l’habitude de m’épancher ou de faire de grandes déclarations d’amour. Mais tes chansons, elles fonctionnent très bien comme ça.
-Ca n’a rien à voir avec ça. Je crois que j’ai besoin d’une béquille sur scène, je crois que j’ai besoin de quelqu’un pour me pousser dans le dos au moment fatidique…
-Voilà autre chose.
-… Je crois que jouer ces morceaux seul me terrifie…

26/12/2010

Chap.6 Because of the Times (Kings of Leon)

A quinze heures, épuisé, je me suis fait une petite gâterie. Je suis allé manger une salade chez Niko, dans les anciens entrepôts de la rue des Frigos. Là où Ray Charles venait répéter. Là même ou Téléphone faisait ses premières répétitions et avait enregistré son premier maxi. Mais bon, de Téléphone, on s’en fout un peu. De Television aussi d’ailleurs. De la pop électroménager sirupeuse qui n’a jamais fait bon ménage avec mes véléités underground. Mais c’était surtout là qu’Against Me, avant de verser dans le pop-punk fade et taillé pour les charts, avait donné un concert dantesque devant mille personnes. L’usine à tubes. « As the Eternal Cowboy », « Pints of Guiness make me strong », « Unprotected sex with multiples partners », j’en passe et des plus vrombissantes, jouissives, imparables encore. Je mélange tout. Chez Niko, donc, et le coin réservé aux habitués où certains se vanteront d’avoir croiser Westerberg, Kilmister, Springsteen. A mon avis, la véridicité des anecdotes n’a aucune espèce d’importance du moment qu’elles entretiennent le mythe.
Décidément, c’était ma journée. Les rencontres impossibles. En terasse, il faisait beau. Un peu frais, mais beau. Un temps de canicule bretonne. J’ai relu quelques nouvelles de Raymond Carver parce qu’il y’a deux arguments majeurs qui poussent à la lecture : le plaisir, d’abord, et la satisfaction d’avoir bon goût, surtout, quand deux jolies étudiantes en Arts vous reluquent du coin de l’œil. Et Carver, c’est Dylan. Des mots qui se posent comme des mélodies, comme un cheveu sur la soupe dans l’ordinaire, dans la fausse horreur et la naïveté de la vie. Carver est de ceux qui ne cherchent pas une solution facile aux problèmes compliqués, qui est fichu de comprendre que dans un monde comme le nôtre, c’est forcé qu’il y ait des trucs qui ne tournent pas rond. Et en admettant qu’il y ait une réponse à la question du savoir pourquoi c’est comme ça, eh bien, ce n’est probablement pas une seule, mais mille réponses.
J’aurait bien voulu le connaître, le grand Raymond, lui demander si chacune de ses nouvelles était une réponse à ses propres interrogations, à ses propres angoisses. On se serai bourré la gueule chez Niko et je suis sûr qu’il aurait aimé ça.
Les deux étudiantes, en face de moi, qui ne cessaient de rigoler en détournant la tête quand mon regard se posait sur elles, aussi, peut être qu’elles avaient lu Carver. Mais cette lecture n’avait apparemment changé aucun iota de leur vie de tous les jours, une vie un peu absurde faîte de rêves de gloire surannés.
Ca m’a légèrement déprimé, ce genre de considération. Et je me suis trouvé bien prétentieux tout à coup, de les juger à l’emporte pièce, comme ça, sans raison.
Je leur ai offert une bière pour me faire pardonner et j’ai donné le bouquin de Carver à la plus jolie des deux, sans aucune autre explication.
Ca fait du bien de jouer les imprévisibles, de temps en temps.
Je remontais l’avenue qui longeait le MK2 Bibliothèque, en passant devant les immeubles de bureaux, en me demandant comment c’était possible, tout ce gâchis moderne, alors que quelques minutes avant dans le squat des Frigos, tout était si beau. Mais dans cette avenue, il y’a le Rad Party, le bar punk rock par excellence. Et ça, bon sang, ça vaut tous les détours du monde. Je me suis dis que quand même, je déconnais. Que tout ne devait pas devenir systématiquement symbolique, bêtement manichéen, beau ou moche, bon ou mauvais, noir ou blanc.
Que c’était, comme moi, bien plus compliqué.
Le Rad Party a été crée au début des années 80 quand la fièvre skate-punk s’est emparée de Paris la rigide. Et au sud-est de Paris, il n’y avait rien. Rien que des terrains vagues à perte de vue. Un décor de « Série Noire » et des protagonistes aussi cinglés que Patrick Dewaere. Des fondus qui venaient de découvrir la planche à roulettes et son cortège de groupuscules. NOFX, Descendents, Screaching Weasels, All, Bad Religion… Et le Rad Party, le quartier général de cette sub-culture déviante. Dès qu’on passait la porte, on entrait dans un de ces foutoirs! Genre atelier d’artiste dont la théorie créatrice s’appuierait sur l’entropie décorative, le sens de l’empilement et le refus du rangement. Il y avait de tout. D’immenses posters des concerts mythiques organisées sur la minuscule scène, à droite du comptoir, une grande sculpture en plâtre, une planche de surf estampillée Kelly Slater, comme un trophée. Et des brouettes de disques au milieu des verres, des assiettes, de l’incontournable Remington, des fûts de bières slovène dont je me délectais. Lashko mon amour, ma presque muse. Je contemplais, médusé, ce fatras.
-C’est un hommage à Jackson Pollock, a dit une grosse voix enjouée.
Mais surtout, au milieu, comme faisant partie du bordel général, il y’avait le propriétaire, Stef. Il était la figure de proue de l’homme tapé et génial, l’artiste typique, celui qui force la sympathie immédiate, avec qui on peut passer des moments d’une incroyable drôlerie. La quarantaine débonnaire, son aura de patriarche pour tous les kids habitués de son rade, sa modestie sans égal, sa culture sans faille.
-Ca fait une paye, Max. Qu’est-ce que tu veux boire?
J’ai repris mon souffle. Mais il m’avait déjà servi une pinte de Guiness.
-Let’s go Ireland! Il hurla, en même temps. J’ai des principes, uniquement de l’amerloque, pour la musique et les alcools forts, les femmes aussi, mais y’a pas à dire, la Guiness ça surpasse tout!
Il m’a entraîné dans la réserve où le foutoir se perpétuait avec une légère tendance à la brocante sauvage, l’accumulation primitive de trente-trois tours de surf music. Je distinguais un Man or Astroman, The Irradiates, ici, un Hawaii Samurai dans cette collection d’art brut désordonnée et notamment une série de tableaux, une galerie invraisemblable de toutes tailles, toutes facture, jonchait le sol. Un trésor. Et ce petit tableau de Derek Hess, je me suis avancé pour le détailler de près, c’était l’exacte réplique de mon premier tatouage, une pochette d’un album de Cave In, le groupe de hardcore, rien à voir avec le pédophile autrichien.
-Je suis un inconditionnel, il a dit.
-J’ai cru comprendre, j’ai soufflé. Et j’ai relevé mon tee-shirt pour lui montrer la pièce qui hornait fièrement mes côtes flottantes.
-Putain, ça pour une surprise!
Il s’est marré. Même si l’allure générale du personnage tendait vers l’hystérie, son sourire dénotait du contraire.
-Bon déblaye autour de toi et assieds-toi. Je vais te dire tout ce que je peux sur les Balkans. Comme ça, tu n’auras pas à me poser des questions, et moi à y répondre, c’est un principe détestable.
-J’en avais pas vraiment l’intention.
Je n’avais plus, face à ce moulin à paroles, qu’à me taire, attendre et subir. Il s’est envoyé une grande gorgée de Jack Daniels, il buvait ça comme de la Volvic, à rälé bruyamment d’aise, a fronçé sa broussaille de sourcils et s’est remis à parler, comme s’il entamait une longue conférence.
-Je t’apprends rien, le monde est petit, surtout dans celui où on traîne nos guêtres. Ton gars, là, le label, c’est un habitué et c’est moi qui lui ai donné ton adresse. Parce qu’une petite piqûre de rappel dans ton cas, c’est d’utilité publique.¨Inês s’est barré, oui, je sais. Je peux même t’avouer que je lui aurai bien conté fleurette, à Inês… Même si je n’étais pas son genre.
-C’est en me revoyant que tu dis ça?
-Non, pas du tout. Je ne me sentais pas de taille, c’est tout ce que je voulais dire.
-Tu as raison, Stef. Si tu avais touché à Inês, je t’aurai cassé la gueule.
Îl a repris son souffle en lampant une fois de plus son whisky.
-Alors voilà, tu n’as plus grand-chose à perdre. Tu as quel âge? Vingt-cinq ans? Et jamais tu n’a cherché à défendre ta musique. C’est inachevé, il manque quelque chose. Et ce quelque chose, crois-en ma mûre expérience, c’est défendre tes morceaux sur scène. Pas en France, faut pas déconner. Regarde moi. Dix ans de tournée dans les pattes, pas une seule date en France. C’est une question de principe. Avec les autres, on a fait un super boulot, on était performant sur scène, comme disent les crétins modernes. Alors commence par la Slovénie, parce que c’est « in » comme disent les idiots actuels, et parce que tu rempliras les salles. « Crowded », comme disent les imbéciles, parce qu’ils ont une vraie culture de l’apprentissage, parce qu’ils aiment goûter au neuf sans se laisser berner par la masse d’enfoirés qui polluent les ondes. La Slovénie, voilà. Parce que ça pourrait te filer un bon coup de pied dans le fondement. Et parce que tu le mérites un peu.
Il m’a regardé cherchant à reprendre le fil de ses pensées, ou tentant de dénouer les miennes, je ne savais pas trop, tant son regard intense et mobile semblait perspicace.
-Qu’Est-ce que je donnerai pour revivre ça, il a dit.
Et il a englouti un énième verre de whisky, dans un soupir.
On s’est écouté « A vote for All is a vote for All » de All, justement, parce que le titre est foutrement drôle et que ça joue très vite. Dans toute histoire moderne, après un monologue passionné du style, j’aurait dû monter dans un van et démarrer rageusement dans un grand crissement de pneus. Mais on est resté là, à piccoler lentement, jusqu’au milieu de la nuit.
Bien évidemment, et parce qu’il ne peut pas en être autrement, j’ai loupé le dernier métro et j’ai perdu le billet de vingt euros que je conservais soigneusement, enfin, je le croyais, pour me payer un taxi. Je suis donc rentré à pied, en remontant les quais de Seine et en traversant prudemment l’épaisse plaque de verglas qu’était devenue la place d’Italie. Tout le long du trajet, j’ai eu le temps de penser que, de cette conversation de vieux cons naïfs et nostagiques était au moins ressorti une chose : il fallait que je parte vite.

25/12/2010

Chap.5 Never Apologize, never Explain (Therapy?)

Le lendemain, je me suis réveillé tôt avec, dans la tête, un air idiot, un truc électro-chiant, plus hype, tu meurs : « Sans prendre le temps de s’arrêter, blablabla, premier arrivé » et un refrain baragouiné dans un anglais plus qu’approximatif. Va savoir pourquoi. J’examinais ma bouche et je constatais que ma langue était encore violacée par le vin cheap que je m'étais enfilé une grosse partie de la nuit. Qui pouvait boire ce truc, nom de Dieu? J’étais en train de m’arracher les cheveux pour m’extirper du coltard, plus de café, lorsque François m’a appelé. Il exultait, c’était le plus beau jour de sa vie:
-Des années que je le cherche rien n’a bougé putain tu verrais ça les photos des habitués sur les murs le vrai petit troquet juste à côté des anciens abattoirs ça sent encore la soupe à la tête de veau du petit matin avant d’aller bosser je déconne pas un vrai putain de troquet authentique encore vierge on capte même un bout de Wi-fi je sais même pas d’où ça vient!
-Pourquoi tu t’énerves…
-Je m’énerve pas, je t’explique. Allez rapplique!
Il m’a fallu une petite heure pour le rejoindre, mais goûter aux imprécations novarinesques et aux théories dénuées de sens de François faisait partie de ces petits plaisirs que je ne pouvais décemment pas refuser en ce moment. Quand je l’ai rejoint dans son nouvel Eden, son visage s’est éclairé.
-Alors attention! Pas un mot à qui que ce soit! Si quelqu’un vient à savoir que cet Eldorado existe, on va être submergés de connards qui vont vouloir surfer ou écrire à côté de nous…
Dix heures dix huit et il me régalait déjà. J’en avait la gorge serrée.
-… Ou pire, et là, j’ose à peine l’évoquer. Si il y’a un seul putain de branché…
On y revenait toujours, ou presque. François avait une idée bien précise et complètement définitive de la faune parisienne qui polluait son monde : des types qui « se gargarisent de culture meanstream, organisent des expos de photos en noir et blanc de vieux en slip, bossent sur Mac en buvant du Picon coupé au Viandox ». Il arrivait que François soit en pleine forme.
-… qui ose passer le pas de cette porte, adresser la parole à la vieille derrière le comptoir, je te jure, c’est mort, je retourne dans un PMU de merde authentique avec des clodos autour.
-Bon sang…
-Alors quoi de neuf? Au fait tu sais la meuf dont je t’ai demandé le prénom l‘autre jour, ba en fait c’était pas Géraldine. Elle m’a foutu dehors avant que je finisse par deviner, figure toi. Tu bois quoi?
J’ai répondu un café, c’est sacré, et contrairement à la majorité coincée intra-muros, j’aime bien le Robusta. Il a commandé deux bières.
Pendant qu’il descendait sa mousse, puis rapidement une deuxième, j’ai tenté de lui expliquer ma rencontre avec mon mystérieux mécène, cette éminence grise qui me poussait dans mes derniers retranchements, faisait voler en éclats les quelques repères qui régissaient mollement mon existence.
-De quoi tu te plains?
-Je me plains pas, j’émets des doutes. Nuance!
-Et puis je pourrais bien écrire la dessus, tiens, pour une fois qu’il t’arrive un truc de vraiment imprévisible…
Allons bon. Si je ne réagissais pas dans le minute, il allait me prendre la tête en me parlant de l’état de ses recherches sur sa thèse, de son roman en construction, sa Sagrada Familia littéraire, son Chinese Democracy tout à lui. Et j’en avais pour des plombes. Comme ce n’était pas tout à fait mon genre, il fallait que je trouve vite une solution. En plus, François avait la tête des bons jours et je le sentais prêt à se faire embarquer, pour le plaisir.
-Au lieu d’extrapoler sur mes futurs exploits, pourquoi tu ne viendrais pas avec moi?
En avant. Le grand jeu. J’ai pris ma respiration.
-Ecoute, l’autre fou furieux m’a appelé dans la nuit, dès que je lui ai annoncé ma destination. Il débloque trois mille euros. A moi de me dépatouiller dans les grandes largeurs avec ça. Alors bon, ma guitare, une réserve pour les imprévus qui ne seront pas prévus et pourquoi pas un peu de merchandising? Et pourquoi pas un type pour s’en occuper?
Jamais je n’avais eu autant de culot. Qu’Est-ce que je j’avais mangé, le matin? Et pourquoi j’avais encore la chanson électro-chiante dans la tête?
-Et maintenant que je t’ai expliqué tout ça, maintenant que je suis sûr que ça va se faire, t’en dis quoi?
Je l’avais ferré juste au bon moment. Il m’a observé. Un degré minime d’hilarité se mettait à pointer sur son visage.
-Tu t’es bien foutu de ma gueule, c’est des conneries tout ça. Mais tu es formidable.
-N’est-ce pas?
-J’accepte.
On a ri de concert et François a payé sa tournée. Après je ne sais plus. Nos conversations ont commencé à tourner autour de cheptels de groupies et d’after-shows dans des backstages odorants. Vers quatorze heures, François m’a fébrilement serré la main et est reparti comme un ouragan en me promettant de passer à la boutique avec quelques idées et quelques billets pour préparer une compilation musicale censée se marrier avec nos pérégrinations. Et il m’a conseillé de passer au Rad Party, parce que si il y’avait un type dans cette ville pour nous concocter un itinéraire, c’était bien là-bas que je le trouverai.
Et hop, un manager et cent cinquante euros de plus, au bas mot.

21/12/2010

CHAP.4 Stories of Hope, nonsences and Disillusions (Rad Party)

Mon malheur était complexe, et pourtant si simple par rapport aux malheurs du monde. Séparation, disparition, douleur, manque. Tout ça sans raison. Je souffrais depuis bien trop longtemps déjà et je ne savais pas pourquoi. Si j’y pensais, d’une manière précise, je ne savais pas par où commencer. Et j’étais bien obligé, pour donner une image compréhensible de ce qui m’étais arrivé, d’en faire une relation qui sonnait comme un fait divers, comme une lamentable bavure ordinaire, avec ce qu’il faut de détresse pour faire dresser l’oreille d’un quelconque humain, et avec ce qu’il subsiste de dérisoire pour qu’on l’oublie vite…
Je me suis affalé dans mon canapé et poussé les potards de ma chaîne hi-fi sur onze. Les premières notes de « The Proximity Effect », de Nada Surf se sont glissées dans la pièce. Plus mélo, tu meurs. Je me suis allumé une cigarette, dans l’obscurité totale et les volutes se sont mélées à la musique. Le moment aurait pu être d’une étrange beauté si il n’avait pas été aussi routinier. Tous les soirs à la fermeture du magasin, je regagnais ma turne, près d’Alésia, je m’enfilais les disques de powerpop par dizaines et je broyais du noir. On se serait cru dans une mauvaise adaptation de Dostoïevski.
Bien sûr, j’aurait pu tenter de me suicider, pour voir. En finir avec ce qui n’était plus une vie, mais qui l’était encore, puisque j’étais là, dans ce minuscule appartement à la limite de l’insalubre et que c’était donc que j’attendais quelque chose, puisque j’étais là, dans cet appartement.
Ma relation avec Inês avait duré trois ans. On s’était même marié, un an presque.
Une vieille histoire, à mon échelle, au moins aussi ancienne que ma passion viscérale pour le punk rock. Trois ans de bonheur un peu replet, quand on approche de la trentaine sans vraiment avoir les couilles d’embrasser ce cap fatidique, qui nous gonfle tellement, pourtant, dans les comédies françaises avec Romain Duris. Mais on apprend à se persuader d’être heureux, on se donnait les moyens d’être bien, un intime réglé, une connivence maîtrisée, la joie du calme. Ma musique, bien sûr, quelques coups de riffs dans le quotidien, cette occupation qui faisait couler le temps plus vite et ces préoccupations que nous partagions.
Et puis tout s’était effrité lentement, une érosion au ralenti. Et elle était partie, c’est aussi con que ça. Je me retrouvais seul, dans l’appartement parisien, je me refaisais des marques, je réapprenais à manger froid et mal, j’écoutais très fort, les disques de crust-hardcore qu’Inês ne supportait pas, je sortais beaucoup en cherchant à me persuader qu’on est mieux seul, au cinéma.
J’avais violemment plongé dans le désespoir, la tête sous l’eau, j’avais mis trois mois à boire ma douleur, mais avec, derrière la tête, comme un virus, cette mauvaise pensée, elle avait payé et perdu, je venais de perdre une femme, un amour qui n’était pa complètement parfait, puisque tout ça était terminé.
Et puis, petit à petit, j’avais réglé ce substrat des souvenirs vivaces d’Inês et j’avais décidé de bosser. D’abord trois morceaux de folk sous méthadone que j’avais produit avec quelques économies, puis la reprise de la boutique, anciennement antiquaire de la rue des Cannettes. Je décidais de tenter, de chercher la seule solution pour redevenir neuf, pour me restructurer, pour affronter à nouveau le temps.
Et j’ai eu le temps de ressasser, dans le vague, le vide, le presque-rien ou l‘à-peu-près, Rien ne tenait. A part l’amour. Une histoire d’amour, le coup de foudre, un truc tout bête. C’était la seule solution, la seule réalité qui justifiait son départ.
Alors, on ne se suicide pas pour ça.
Pour ne pas avoir à repleurer, en pensant à ses bras enlaçant ma taille, à l’oreiller toujours en travers, à ses débardeurs noir, ceux qu’elle ne mettait que la nuit, la bouteille de Coca Light près du lit, aux disques mille fois écouté, je suis ressorti.
Il fallait bien commencer.
Personne ne le ferait à ma place.
J’ai avalé un café au petit bar, presque au pied de l’immeuble. Peu de monde. Au mur des paysages colorés et des photos de Capa. Et j’ai encore mis un petit moment à griffonner BALKANS sur un coin de nappe.

CHAP.3 Revolution starts at home, preferably in the Bathroom Mirror (Bob Mould)


En rentrant, j’ai repensé à ce qu’il m’avait dit sur mes influences. En plus d’être cultivé, ce type était un blagueur. Parce que je n’en sais foutrement rien.
Les influences sont des forces. Ce sont des circonstances, des personnes, qui exercent une action aussi irrésistible que celle des marées. Est-ce que j’ai été influencé par des des disques ou des musiciens? Je suis incapable de le dire. Ce qui a pu m’influencer dans le songwriting, j’ai beaucoup de mal à mettre le doigt dessus. Je pourrais dire que j’ai été influencé par tous les groupes que j’ai écouté, mais ce serait aussi faux que de prétendre qu’aucun musicien ne m’a jamais influencé. Ainsi, j’ai toujours adoré Samiam. Mais je pense également que Second Rate est un groupe d’exception, qui manie la langue, les mélodies et donc les émotions avec une virtuosité sans pareille. Bien entendu, je ne jouais pas comme Second Rate. D’abord, j’étais seul, je n‘avais pas assez de moustache et le Picon me rebutait. Second Rate ne m’a pas «influencé». Et ce gros bonhomme si ramonesque avait jugé que ma manière de jouer ressemblait à celle des Rates, l’un des nombreux groupes dont j’ai écouté et admiré l’œuvre, comme celle de Samiam, quand j’avais encore vingt ans. Mes influences viennent d’autres domaines et la manière dont-elles se sont exercées sur moi étaient souvent mystérieuses à première vue, parfois même à la limite du miraculeux. Plus je composais, plus j’étais conscient de ces influences. Elles se collaient à mes synapses enjoués et ne me laissent toujours pas. Ce sont-elles qui ont fait qui m’ont fait prendre la direction que j’ai prise, qui m’ont amené à m’occuper de ce petit bout de terre plutôt qu’un autre ; plutôt que cet autre, là bas, de l’autre côté de la rue. Mais si l’influence qui a pesé le plus sur ma vie a été, comme je le pense, un souvenir négatif, un lambeau du passé, étouffant et souvent épuisant, là, au milieu de la nuit, quand les suées et les larmes me tiraillent, que je m’imbibe d’alcool bon marché et me bourre de cachets, qu’est-ce que je vais pouvoir en déduire?
Il y’a un autre souvenir qui pourrait être intéressant, du genre, « influent ». J’avais une quinzaine d’années, j’avais connu l’alcool toute ma vie. Mes copains buvaient aussi, mais ils tenaient le coup. On prenait de la bière, des cigarettes, une ou deux filles et on allait à la vieille usine. On déconnait. On écoutait des mixtapes de Nirvana, Afghan Whigs… Du label Sub Pop en somme. Des fois, on faisait semblant d’être bourrés pour que les filles s’en inquiètent. Elles nous fourraient les mains dans le froc pendant qu’on restait là à essayer de ne pas rire, ou alors elles s’allongeaient, fermaient les yeux et se laissaient caresser doucement. Un soir, tout le monde est rentré et j’ai dormi toute la nuit dans cette usine désaffectée, avec mon meilleur ami. On a regardé les étoiles et le punk rock californien avait cessé de tourner depuis des heures. Je me disais que c’était ça, la vie, les amis, l‘amour, les ciels étoilés, et que je n’avais pas encore envie d’y renoncer. Quelqu’un avait éteint une cigarette sur un CD de Jesus Lizard. Tout un symbole.
Et c’est comme ça que mon « aventure » musicale a démarré, une dizaine d’années plus tard, quelques mois avant de reprendre la boutique. Les « influences » prennent parfois cet aspect là. Tous les musiciens sont soumis à des influences de cette nature mais j’étais profondément déséspéré de constater que la pire des souffrances ne donnait rien de bon , juste quelques morceaux d’une folk passable aux accents vaguement pop.
Les influences. Samiam et Second Rate. J’ai une dette immense envers eux. Mais c’est surtout Inês qui compte. Son influence est plus déterminante que toutes les autres. C’est elle qui a modelé ma vie et ma musique. Et elle continue à m’influencer. Car mes jours ne sont pas plus lumineux qu’autrefois, et les silences sont toujours aussi propices.

CHAP.2 Here it goes Again (Ok Go!)



La porte s’est ouverte sur Olivier. Fini de rêvasser. Mais celui là, je l’aime bien, on ne s’ennuie pas avec lui. En plus, ce type, il a une vraie réputation d’activiste dans le milieu. Il triture de la basse et de la guitare dans une foultitude de groupes, entre punk rock binaire et post rock atmosphérique, en passant par la noise foutraque et la folk intimiste. Un génial touche-à-tout même si il préfère se décrire comme un infâme bon-à-rien. Il vide les poches de l’Etat en rigolant mais notre petit cercle lui en est reconnaissant : ça nous offre quelques disques supplémentaires à ranger dans nos discothèques. En plus de ça, c’est un véritable tueur, un professionnel de la pire espèce, et payé, qui plus est. Il critique sans haine, élimine après mûre réflexion, supprime avec de vagues remords. Quelquefois seulement. Olivier est critique musical dans Kerozene, la référence ultime du fanzinat hexagonal. Depuis qu’il officie, une cohorte de groupe est passé de vie à trépas par le seul geste violent qu’il se permette : des articles acides mais percutants, cyniques, argumentés avec une pointe de mauvaise foi. Son lectorat le porte aux nues, ses cibles voudraient voir sa dépouille jetée au large de la Rochelle. Allez savoir pourquoi, il a toujours aimé les morceaux que j’avais bricolé dans ma tanière d’étudiant, il y’a quelques années. Et il supportait mes vaillants efforts de commerçant. Par engouement peut être. Avec une pointe de pitié et de bons sentiments, sans doute. Sa présence m’apaisait autant qu’elle me libérait l’esprit de mes idées noires. Alors je me contrefoutais de ses motivations. Marché conclu.
-Salut Oliv’
-Tout roule Lemmy?
C’est le seul que ça fait marrer. Il m’appelle comme ça, rapport à mes tatouages, ma voix burinée au whisky et aux Gauloises blondes, ma passion pour Motörhead, surtout. Lemmy Kilmister. Lemmy Deleval. Je m’y perdrais, à force.
-Alors, les affaires?
-Gros arrivage de disques cet après-midi. Du scandinave surtout. Les pâles copies de Refused me font chier. J’ai trois mille mots à pondre sur des adolescents boutonneux infoutus d’aligner trois accords sans péter une corde. Le plus marrant, c’est les photos promo. Des gringalets en marcel qui bandent leurs muscles à mort pour faire ressortir leurs tatouages qui bavent.
-Je situe bien.
-Bon dis moi… T’as du neuf?
-Ouais. Ca na pas été simple mais j’ai quelques trucs du label Boss Tuneage qui s’entassent dans un carton. Attends, je vais voir.
Boss Tuneage. Un sacré retour aux sources du punk rock à l’anglaise. Doughboys, Spermbirds, MC4, Serpico et toute la came obligatoire à ceux qui aiment se poser des questions comme Ramones ou The Clash et qui répondent la troupe de Joe Strummer, sans sourciller. Un label qui a marqué les eighties et les nineties de la perfide Albion, les blue-collars des cités ouvrières. Manchester n’a pas engendré que les frangins Callagher, fort heureusement. Aston Stephens, l’instigateur du label, se tape une grosse crise de mélancolie en ce moment, et réédite l’intégralité de son catalogue. Des petites perles pop-punk comme Goober Patrol, leur split 7 inches avec Vehicle Derek. Un truc qui date de 1990, la première sortie du label, un manifeste de grande classe doublée d’un introuvable que quelques malades s’arrachent comme des ménagères épileptiques un premier jour de soldes. J’ai aussi mis la main sur le splendide « Life… but how to live it ? » de Wordbug et « Me me me » d’Ipanema, le dernier groupe de Wiz avant son décès tragique en 2008. Un formidable activiste, un type d’une humilité confondante. L’underground est avant tout une histoire de potes.
Olivier a fini son verre et a posé le carton sur mon bureau. Il a fait mine de chercher son portefeuille.
-Attends… Tu prends le tout?
-Ben ouais.
-Ben putain, tu fais pas les choses à moitié, toi.
-Je laisse ça aux tièdes et aux lecteurs de Teknikart. Je te dois combien?
Il devait bien y avoir cinquante disques là dedans.
-Bordel, je sais pas. Disons dix euros l’exemplaire, ça fait cinq cents euros donc quatre cents. Le geste commercial, tout ça…
-Banco.
Il a aligné religieusement les billets sur la table. A ce moment, un autre client est entré. Putain, c’était le jour. L’embouteillage. Un grand et gros type, tout sourire.
-Bonjour, j’ai dit, pris au dépourvu
-Bonjour. Vous avez des disques de noise? Des bizarreries? Ou des trucs un peu cultes? Des machins pour gratte-barbichons joués sur trois cordes, en somme.
J’avais affaire à un connaisseur.
-Vous connaissez Do You Compute?
-Dans le mille.
-Dans la caisse en bois, là. Y’a des trucs de Philadelphie qui devraient vous aller comme un gant.
Cette sorte de géant, plus Olivier, plus moi, plus les disques, il ne restait plus beaucoup d’air pour respirer. J’ai ouvert la trappe au dessus de la porte. Le massif s’est penché sur la caisse et, avec un soin indéniable, s’est mis à épousseter les vinyls.
Olivier m’a fait un clin d’œil qui voulait tout dire, ou alors beaucoup de choses.
-Salut Lemmy.
-Salut.
Le gros s’est levé et m’a regardé un peu ahuri.
Vous n’êtes pas Maxime Deleval?
-Si si, enfin, c’est l’autre qui…
Il avait dans la main un 33 tours de Drive Like Jehu. Un petit bijou oublié. Toujours injustement. Les bons disques qui disparaissent de la mémoire active des hommes comptent sur des gens comme moi pour être toujours présents dans les bacs. Quand ils y sont, au chaud, la tranche offerte, ils trouvent toujours un amant de passage.
-Je suis désolé, je vous connais mais… Enfin, je connais surtout votre projet solo.
-Ah oui, Saudade… Et même après avoir écouté ça, tu continues à me vouvoyer?
Il a eu l’air un peu décontenancé par cette dernière réflexion.
-Je suis un fan inconditionnel.
J’ai ricané doucement.
-Assieds toi. Je t’offres un truc à boire? C’est une grande première pour moi, tu vois. Un fan. J’ai pas perdu ma journée.
Je lui ai ouvert une grande cannette de Leffe.
-Votre… Ton EP, c’est une perle. C’est exactement le genre de morceaux qui m’a poussé à travailler dans la musique et qui m‘a influencé dans la plupart de mes choix. Certains ont des bouquins de chevet, moi, ce serait plutôt ta musique. J’ai mis du temps à te retrouver. Et puis, ça m’a assez étonné, ta reconversion.
Je regardais le sol, comme un gosse et je le laissais venir. Je n’avais pas la moindre idée de ce dont il causait.
-Pour la faire courte, j’ai économisé une petite somme pour un travail que j’aimerai te confier. J’aimerai que tu fasses une tournée dans le cadre du lancement de mon label.
Je me suis redressé et j’ai regardé autour de moi. J’ai sifflé mon verre de rouge d’un seul trait, j’ai grimacé, ramassé le vinyl qu’il comptait acheter et mis en branle la caisse-enregistreuse.
-C’est une offre que j’aurai pu considérer il y’a encore deux ou trois ans. Je ne vends plus ce genre de chose maintenant.
-Allons, il a dit en souriant, tout ça c’est bien une histoire de passion, pas vrai?
-Je te suis pas.
-Je veux dire, il a pris une profonde inspiration, si tu pouvais revoir Rocket from the Crypt ou Second Rate sur les routes, si tu pouvais n’avoir qu’une infime influence sur leur grand retour dans le cirque rock’n roll, tu ne signerais pas?
-Si, mais…
-Et bien voilà. Toi, c’est Second Rate, moi, c’est ton projet que je voudrais relancer.
Je ne savais plus quoi répondre. En un sens, j’attendais ce mec depuis des mois. Le coup de pied au cul qui me sortirai de ma léthargie routinière. Et lorsque que ce gros signe du destin me tapotais gentiment les joues, je m’enfermais au fin fond de mes petits principes étriqués.
-Admettons que ça m’interesse.
-Oui, admets-le, on gagnera du temps.
Il avait repris du poil de la bête. Peut être comprenait-il enfin que je n’étais pas Bob Dylan.
-Donc, j’irai où, et comment? Jouer quoi? Tu bookes les dates, les cachets, l’hébergement, la bouffe? Tu t’y prendras comment? Il m’a fallu six mois pour comprendre qu’une tournée ne s’organise pas à la légère.
-Et bien justement, je pensais te laisser te démerder.
On touchait au but, ce mec était soit Marcel Beliveau, soit un parfait cinglé. Mais c’était imparable, comme demande, et impossible à refuser. Il me connaissait. Je piaffais d’impatience.
-On va dealer un truc. Je te laisse deux jours pour choisir ta destination. Je t’organises deux concerts sur place. Ta part du marché sera de compléter cinq dates supplémentaires, par tes propres moyens.
-Ca va coûter cher.
-C’est pas un problème. Dès que j’aurai ton choix, je te donnes une enveloppe avec ton argent de poche.
-Et tu y gagnes quoi?
-On verra ça à l’heure du bilan.
-Si je me fais violer par des routiers à Clermont Ferrand, tu l’auras ton bilan.
Il a payé son vinyl en se marrant et m’a griffonné ses coordonnées. Il a quitté la boutique en me lançant un « à dans deux jours» triomphal.
Au moment où il passait le pas de la porte je continuais à lui gueuler que je ne promettais rien, qu'il me fallait du temps, que tout ça c'était des conneries, de l'argent foutu par les fenêtres.

CHAP.1 Who The Fuck are We? (Victims)


Comment échapperions nous à notre passé
Nous qui nommons « passé »
le pauvre souvenir qui nous en est resté?
WILLIAM MATTHEW, Flood

L’incompréhension, les larmes, le paquetage, l’aéroport, les regrets. Le grand-huit émotionnel, hardcore lifestyle. Parce que le monde est le monde, il n’écrit pas d’histoires qui se terminent dans l’amour, comme disait l’autre. Et cette histoire se terminait vite et mal, comme elles le font toutes. Et comme une chanson de Black Flag aussi.
Je me suis descendu une demi-douzaine d’un café dégueulasse servi en bas de chez moi et je suis parti bosser.
J’ai ouvert la porte blindée du magasin sous le regard amical mais impatient d’Evan. A 10h30, l’heure des braves ensommeillés, comme tous les matins depuis pas loin de six mois.
-Salut Evan.
-Salut Max. J’attendais pas, hein, je traînais juste dans coin. Je viens de la préfecture…
-La préfecture, ouais, très bien, la préfecture.
Fallait vraiment se le fader celui-là. Je ne pouvais pas décemment admettre à quel point il était ennuyeux, trop bon client, mais j’aurais bien dormi une heure de plus. Hier soir, j’ai écouté l’intégralité du répertoire de Beasteaks. Beatsteaks est un groupe de powerpop allemand sans matière grasse qui cartonne sur son territoire mais n’a jamais vraiment percé de ce côté-ci du Rhin. Ou alors peut être pour remplir les salles d’étudiantes teutonnes en descente d’œstrogène, ce qui n’était pas pour me déplaire. Jusqu’à quatre heures, je m’étais agité au plummard en matant leur live dantesque de 2008 en me murmurant qu’Arnim Teutoburg Weir n’avait rien perdu de son pouvoir d’envoûtement. Il se peut, que de temps en temps, très ponctuellement, la Red Bull et le punk rock décomplexé expriment ma personnalité à la perfection.
Dans la boutique, j’ai mis « Leaving Targets, leur album de 2002. Ca réveille. Et ça va me donner moral d’acier obligatoire pour me cogner la dernière lubie d’Evan. On déconnait parfois sur son compte avec d’autres habitués. On l’affublait d’une quantité astroïdale de sobriquets comme « Le Julien Lepers du Rock », surnom dont il s’accomodait fort bien. Mais plus tard, comme tout le monde s’était mis à lui donner du « Henri Rollins », rapport à son gabarit de crevette atrophiée, Evan avait décrété détester cela.
Comme d’habitude, il s’est mis à fouiller, soupeser, comparer. C’est réglé comme du papier à musique. Il fait semblant de s’intéresser, alors qu’il a une idée derrière la tête, un truc qui l’empêche de dormir, qui le rend complètement fou, et sa copine avec, et il ne trouve le sommeil que tard, furieusement tard, qu’en se disant demain, je vais poser une colle à l’autre frimeur, là, Max. En ce moment, il est en pleine monomanie Evan Dando, le songwriter héroïnomane. Deux mois avant, c’était Paul Westerberg. Et demain, sans doute que ce sera Ben Lee ou Ben Kweller. Evan aime bien les guitares en bois et les dépressifs chroniques qui savent s’en servir. C’est grâce à des névropathes comme lui que je gagne ma vie. Un import japonais par-ci, un introuvable par là, une face B, une cover un peu mieux masterisée que les autres et je fais ma journée. Après, faut subir le délire, hein!
Je me suis assis derrière mon bureau, en attendant l’interrogatoire. Je suis, paraît-il, le disquaire officiel de « l‘underground invendable ». C’est un titre comme un autre et on a les mythes qu’on peut. Je devrais probablement me pencher plus sérieusement sur la pop mainstream qu’on matraque à la radio, j’aurai peut être enfin des clients. Mais alors, où je trouverai des mecs comme Evan, aussi enclins à cacher une culture musicale à l’épreuve des balles par une vulgarité au bord des lèvres?
-Dis-moi Max, tu te débrouilles comme tu le sens mais je veux absolument le vinyl de « Baby, I’m bored ». Paraît qu’il y’a un inédit dantesque à faire chialer de bonheur un paralytique. Et je sais qu’Aurélien l’avait, ça ne l’a jamais empêché, ce crétin, de chier sur le grand Evan. Si ça se trouve, il l’écoute même aux chiottes.
-T’es prêt à mettre combien?
-Cent euros. Pas plus. Y’a quand même des limites, même pour un illustre homonyme. Mais cent, OK.
-Donne moi la journée. Et ton numéro de téléphone, aussi. J’ai peut être une idée
Il a pris un album de Jonah Matranga.
-D’attaque pour un quizz? Quitte ou double!
Le jeu pepétuel. Inutile de dire oui ou non, il m’avais fait le coup des dizaines de fois. J’avais perdu une fois. J’avais confondu Hot Water Music et the Draft sur un blind-test. Même si les lin-up étaient quasiment identiques, la simple évocation de cette erreur me foutait d’absurdes larmes aux yeux. Hot Water Music était au punk rock mélodique mid’ 90’s ce que la Leffe est à la cuite radieuse : un catalyseur.
A ce petit jeu là, un album à la clé pour lui, un billet de vingt, pour moi. Comme un pourboire. Je ne crachais dessus. Et puis, ce rapport de force, sa volonté de me planter m’amusait au plus haut point.
-Matranga a tout piqué aux Deftones avec un groupe, lequel?
-FAR. T’es con, mec, ça n’a rien à voir. Et ne parle pas de ça à Matt, il a sorti son album solo sur son micro-label, il pourrait te foutre son poing dans la gueule.
-Tu me tues, merde.
-C’est mon boulot, en quelque sorte. Et puis j’aime bien ce qu’il fait. T’as un album de One Line Drawing dans le bac derrière toi, c’est carrément plus chiadé que son dernier délire, là.
J’ai vaguement désigné le Cd qu’il comptait prendre. Evan m’a filé vingt euros et s’est tiré sans un mot. Je venais de me faire une marge de sept euros, une petite victoire, grâce à Jonah. J’ai écouté One Line Drawing en boucle le reste de la matînée et j’ai débouché une bouteille de Pic Saint Loup. Jonah Matranga, du vin rouge. Mon petit délire bourgeois bohème à moi. Combien étaient-ils à le comprendre? Combien encore, à l’approuver?
Avec des clients comme Evan toute les heures, j’aurai pu enfin payer mon bail sans taper dans les réserves. Et j’aurai demandé à Inês de s’installer avec moi. Et j’aurai évité de penser à tout ce qui avait merdé avec elle.
J’ai soufflé. Elle ne me laissait pas de répit, à l‘exact opposé de ma clientèle. Généralement, entre deux clients, il y’a bien une heure qui peut s’écouler. On est pas à la Fnac, ici. C’est difficile à trouver, la porte coince un peu, c’est un foutoir inimaginable et vers 17 heures, à la sortie du bureau, quand l’encravaté moyen s’impose une cure de jouvence punkophile, je suis souvent rond, j’empeste la bière bon marché et je ne suis d’aucun secours. Clients ou habitués, c’est du pareil au même. Des amoureux pervers de groupes obscurs et d’indie rock en général. Une race en voie de disparition. Une bande de petits prétentieux gavés de sub-culture qui n’ont rien trouvé de mieux pour briller en société. Mais depuis quand réciter la discographie de Leatherface ou Jawbreaker, pourrait nous donner plus de charme? Ces types ne sont pas foncièrement des mélomanes, je veux dire, ils se contrefoutent de la technique ou de la profondeur psychédélique du songwriting. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est des trucs joués par des losers magnifiques perdus au fond d’un garage, lui même perdu dans un lotissement middle-class de l’Arizona, un peu de sueur, quelques mélodies pas trop mal troussées… Un truc qui, en quatre accords, leur foutra la chair de poule et leur replongera le nez dans le grand merdier existentiel. Voilà. Du moins, c’est-ce qu’ils doivent ressentir. C’est pour ça que je me lève, difficilement, tous les matins, en tout cas. J’en ai même un qui est intimement persuadé qu’en écoutant un disque déjà écouté par quelqu’un d’autre, eh bien il va recueillir ses pensées secrètes, des trucs inavouables, des fantasmes restés au chaud entre les lignes de basse et de batterie, comme des samples étouffés. Alors c’est pour ça qu’il vient dans ma boutique, pour ne pas se parasiter l’esprit avec une multitude informe d’auditeurs, pour se dégoter une rareté enregistrée bootleg dans un vieux rade poitevin, devant trente fondus de hardcore.

Beatsteaks - Jane Became Insane (Limbo Messiah, 2007)
Beatsteaks - Monster (Kanonen Auf Spatzen Live 2007)
Jonah Mantranga - Not about a Girl or a place (Me 2007)