26/12/2010

Chap.6 Because of the Times (Kings of Leon)

A quinze heures, épuisé, je me suis fait une petite gâterie. Je suis allé manger une salade chez Niko, dans les anciens entrepôts de la rue des Frigos. Là où Ray Charles venait répéter. Là même ou Téléphone faisait ses premières répétitions et avait enregistré son premier maxi. Mais bon, de Téléphone, on s’en fout un peu. De Television aussi d’ailleurs. De la pop électroménager sirupeuse qui n’a jamais fait bon ménage avec mes véléités underground. Mais c’était surtout là qu’Against Me, avant de verser dans le pop-punk fade et taillé pour les charts, avait donné un concert dantesque devant mille personnes. L’usine à tubes. « As the Eternal Cowboy », « Pints of Guiness make me strong », « Unprotected sex with multiples partners », j’en passe et des plus vrombissantes, jouissives, imparables encore. Je mélange tout. Chez Niko, donc, et le coin réservé aux habitués où certains se vanteront d’avoir croiser Westerberg, Kilmister, Springsteen. A mon avis, la véridicité des anecdotes n’a aucune espèce d’importance du moment qu’elles entretiennent le mythe.
Décidément, c’était ma journée. Les rencontres impossibles. En terasse, il faisait beau. Un peu frais, mais beau. Un temps de canicule bretonne. J’ai relu quelques nouvelles de Raymond Carver parce qu’il y’a deux arguments majeurs qui poussent à la lecture : le plaisir, d’abord, et la satisfaction d’avoir bon goût, surtout, quand deux jolies étudiantes en Arts vous reluquent du coin de l’œil. Et Carver, c’est Dylan. Des mots qui se posent comme des mélodies, comme un cheveu sur la soupe dans l’ordinaire, dans la fausse horreur et la naïveté de la vie. Carver est de ceux qui ne cherchent pas une solution facile aux problèmes compliqués, qui est fichu de comprendre que dans un monde comme le nôtre, c’est forcé qu’il y ait des trucs qui ne tournent pas rond. Et en admettant qu’il y ait une réponse à la question du savoir pourquoi c’est comme ça, eh bien, ce n’est probablement pas une seule, mais mille réponses.
J’aurait bien voulu le connaître, le grand Raymond, lui demander si chacune de ses nouvelles était une réponse à ses propres interrogations, à ses propres angoisses. On se serai bourré la gueule chez Niko et je suis sûr qu’il aurait aimé ça.
Les deux étudiantes, en face de moi, qui ne cessaient de rigoler en détournant la tête quand mon regard se posait sur elles, aussi, peut être qu’elles avaient lu Carver. Mais cette lecture n’avait apparemment changé aucun iota de leur vie de tous les jours, une vie un peu absurde faîte de rêves de gloire surannés.
Ca m’a légèrement déprimé, ce genre de considération. Et je me suis trouvé bien prétentieux tout à coup, de les juger à l’emporte pièce, comme ça, sans raison.
Je leur ai offert une bière pour me faire pardonner et j’ai donné le bouquin de Carver à la plus jolie des deux, sans aucune autre explication.
Ca fait du bien de jouer les imprévisibles, de temps en temps.
Je remontais l’avenue qui longeait le MK2 Bibliothèque, en passant devant les immeubles de bureaux, en me demandant comment c’était possible, tout ce gâchis moderne, alors que quelques minutes avant dans le squat des Frigos, tout était si beau. Mais dans cette avenue, il y’a le Rad Party, le bar punk rock par excellence. Et ça, bon sang, ça vaut tous les détours du monde. Je me suis dis que quand même, je déconnais. Que tout ne devait pas devenir systématiquement symbolique, bêtement manichéen, beau ou moche, bon ou mauvais, noir ou blanc.
Que c’était, comme moi, bien plus compliqué.
Le Rad Party a été crée au début des années 80 quand la fièvre skate-punk s’est emparée de Paris la rigide. Et au sud-est de Paris, il n’y avait rien. Rien que des terrains vagues à perte de vue. Un décor de « Série Noire » et des protagonistes aussi cinglés que Patrick Dewaere. Des fondus qui venaient de découvrir la planche à roulettes et son cortège de groupuscules. NOFX, Descendents, Screaching Weasels, All, Bad Religion… Et le Rad Party, le quartier général de cette sub-culture déviante. Dès qu’on passait la porte, on entrait dans un de ces foutoirs! Genre atelier d’artiste dont la théorie créatrice s’appuierait sur l’entropie décorative, le sens de l’empilement et le refus du rangement. Il y avait de tout. D’immenses posters des concerts mythiques organisées sur la minuscule scène, à droite du comptoir, une grande sculpture en plâtre, une planche de surf estampillée Kelly Slater, comme un trophée. Et des brouettes de disques au milieu des verres, des assiettes, de l’incontournable Remington, des fûts de bières slovène dont je me délectais. Lashko mon amour, ma presque muse. Je contemplais, médusé, ce fatras.
-C’est un hommage à Jackson Pollock, a dit une grosse voix enjouée.
Mais surtout, au milieu, comme faisant partie du bordel général, il y’avait le propriétaire, Stef. Il était la figure de proue de l’homme tapé et génial, l’artiste typique, celui qui force la sympathie immédiate, avec qui on peut passer des moments d’une incroyable drôlerie. La quarantaine débonnaire, son aura de patriarche pour tous les kids habitués de son rade, sa modestie sans égal, sa culture sans faille.
-Ca fait une paye, Max. Qu’est-ce que tu veux boire?
J’ai repris mon souffle. Mais il m’avait déjà servi une pinte de Guiness.
-Let’s go Ireland! Il hurla, en même temps. J’ai des principes, uniquement de l’amerloque, pour la musique et les alcools forts, les femmes aussi, mais y’a pas à dire, la Guiness ça surpasse tout!
Il m’a entraîné dans la réserve où le foutoir se perpétuait avec une légère tendance à la brocante sauvage, l’accumulation primitive de trente-trois tours de surf music. Je distinguais un Man or Astroman, The Irradiates, ici, un Hawaii Samurai dans cette collection d’art brut désordonnée et notamment une série de tableaux, une galerie invraisemblable de toutes tailles, toutes facture, jonchait le sol. Un trésor. Et ce petit tableau de Derek Hess, je me suis avancé pour le détailler de près, c’était l’exacte réplique de mon premier tatouage, une pochette d’un album de Cave In, le groupe de hardcore, rien à voir avec le pédophile autrichien.
-Je suis un inconditionnel, il a dit.
-J’ai cru comprendre, j’ai soufflé. Et j’ai relevé mon tee-shirt pour lui montrer la pièce qui hornait fièrement mes côtes flottantes.
-Putain, ça pour une surprise!
Il s’est marré. Même si l’allure générale du personnage tendait vers l’hystérie, son sourire dénotait du contraire.
-Bon déblaye autour de toi et assieds-toi. Je vais te dire tout ce que je peux sur les Balkans. Comme ça, tu n’auras pas à me poser des questions, et moi à y répondre, c’est un principe détestable.
-J’en avais pas vraiment l’intention.
Je n’avais plus, face à ce moulin à paroles, qu’à me taire, attendre et subir. Il s’est envoyé une grande gorgée de Jack Daniels, il buvait ça comme de la Volvic, à rälé bruyamment d’aise, a fronçé sa broussaille de sourcils et s’est remis à parler, comme s’il entamait une longue conférence.
-Je t’apprends rien, le monde est petit, surtout dans celui où on traîne nos guêtres. Ton gars, là, le label, c’est un habitué et c’est moi qui lui ai donné ton adresse. Parce qu’une petite piqûre de rappel dans ton cas, c’est d’utilité publique.¨Inês s’est barré, oui, je sais. Je peux même t’avouer que je lui aurai bien conté fleurette, à Inês… Même si je n’étais pas son genre.
-C’est en me revoyant que tu dis ça?
-Non, pas du tout. Je ne me sentais pas de taille, c’est tout ce que je voulais dire.
-Tu as raison, Stef. Si tu avais touché à Inês, je t’aurai cassé la gueule.
Îl a repris son souffle en lampant une fois de plus son whisky.
-Alors voilà, tu n’as plus grand-chose à perdre. Tu as quel âge? Vingt-cinq ans? Et jamais tu n’a cherché à défendre ta musique. C’est inachevé, il manque quelque chose. Et ce quelque chose, crois-en ma mûre expérience, c’est défendre tes morceaux sur scène. Pas en France, faut pas déconner. Regarde moi. Dix ans de tournée dans les pattes, pas une seule date en France. C’est une question de principe. Avec les autres, on a fait un super boulot, on était performant sur scène, comme disent les crétins modernes. Alors commence par la Slovénie, parce que c’est « in » comme disent les idiots actuels, et parce que tu rempliras les salles. « Crowded », comme disent les imbéciles, parce qu’ils ont une vraie culture de l’apprentissage, parce qu’ils aiment goûter au neuf sans se laisser berner par la masse d’enfoirés qui polluent les ondes. La Slovénie, voilà. Parce que ça pourrait te filer un bon coup de pied dans le fondement. Et parce que tu le mérites un peu.
Il m’a regardé cherchant à reprendre le fil de ses pensées, ou tentant de dénouer les miennes, je ne savais pas trop, tant son regard intense et mobile semblait perspicace.
-Qu’Est-ce que je donnerai pour revivre ça, il a dit.
Et il a englouti un énième verre de whisky, dans un soupir.
On s’est écouté « A vote for All is a vote for All » de All, justement, parce que le titre est foutrement drôle et que ça joue très vite. Dans toute histoire moderne, après un monologue passionné du style, j’aurait dû monter dans un van et démarrer rageusement dans un grand crissement de pneus. Mais on est resté là, à piccoler lentement, jusqu’au milieu de la nuit.
Bien évidemment, et parce qu’il ne peut pas en être autrement, j’ai loupé le dernier métro et j’ai perdu le billet de vingt euros que je conservais soigneusement, enfin, je le croyais, pour me payer un taxi. Je suis donc rentré à pied, en remontant les quais de Seine et en traversant prudemment l’épaisse plaque de verglas qu’était devenue la place d’Italie. Tout le long du trajet, j’ai eu le temps de penser que, de cette conversation de vieux cons naïfs et nostagiques était au moins ressorti une chose : il fallait que je parte vite.

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