21/12/2010

CHAP.1 Who The Fuck are We? (Victims)


Comment échapperions nous à notre passé
Nous qui nommons « passé »
le pauvre souvenir qui nous en est resté?
WILLIAM MATTHEW, Flood

L’incompréhension, les larmes, le paquetage, l’aéroport, les regrets. Le grand-huit émotionnel, hardcore lifestyle. Parce que le monde est le monde, il n’écrit pas d’histoires qui se terminent dans l’amour, comme disait l’autre. Et cette histoire se terminait vite et mal, comme elles le font toutes. Et comme une chanson de Black Flag aussi.
Je me suis descendu une demi-douzaine d’un café dégueulasse servi en bas de chez moi et je suis parti bosser.
J’ai ouvert la porte blindée du magasin sous le regard amical mais impatient d’Evan. A 10h30, l’heure des braves ensommeillés, comme tous les matins depuis pas loin de six mois.
-Salut Evan.
-Salut Max. J’attendais pas, hein, je traînais juste dans coin. Je viens de la préfecture…
-La préfecture, ouais, très bien, la préfecture.
Fallait vraiment se le fader celui-là. Je ne pouvais pas décemment admettre à quel point il était ennuyeux, trop bon client, mais j’aurais bien dormi une heure de plus. Hier soir, j’ai écouté l’intégralité du répertoire de Beasteaks. Beatsteaks est un groupe de powerpop allemand sans matière grasse qui cartonne sur son territoire mais n’a jamais vraiment percé de ce côté-ci du Rhin. Ou alors peut être pour remplir les salles d’étudiantes teutonnes en descente d’œstrogène, ce qui n’était pas pour me déplaire. Jusqu’à quatre heures, je m’étais agité au plummard en matant leur live dantesque de 2008 en me murmurant qu’Arnim Teutoburg Weir n’avait rien perdu de son pouvoir d’envoûtement. Il se peut, que de temps en temps, très ponctuellement, la Red Bull et le punk rock décomplexé expriment ma personnalité à la perfection.
Dans la boutique, j’ai mis « Leaving Targets, leur album de 2002. Ca réveille. Et ça va me donner moral d’acier obligatoire pour me cogner la dernière lubie d’Evan. On déconnait parfois sur son compte avec d’autres habitués. On l’affublait d’une quantité astroïdale de sobriquets comme « Le Julien Lepers du Rock », surnom dont il s’accomodait fort bien. Mais plus tard, comme tout le monde s’était mis à lui donner du « Henri Rollins », rapport à son gabarit de crevette atrophiée, Evan avait décrété détester cela.
Comme d’habitude, il s’est mis à fouiller, soupeser, comparer. C’est réglé comme du papier à musique. Il fait semblant de s’intéresser, alors qu’il a une idée derrière la tête, un truc qui l’empêche de dormir, qui le rend complètement fou, et sa copine avec, et il ne trouve le sommeil que tard, furieusement tard, qu’en se disant demain, je vais poser une colle à l’autre frimeur, là, Max. En ce moment, il est en pleine monomanie Evan Dando, le songwriter héroïnomane. Deux mois avant, c’était Paul Westerberg. Et demain, sans doute que ce sera Ben Lee ou Ben Kweller. Evan aime bien les guitares en bois et les dépressifs chroniques qui savent s’en servir. C’est grâce à des névropathes comme lui que je gagne ma vie. Un import japonais par-ci, un introuvable par là, une face B, une cover un peu mieux masterisée que les autres et je fais ma journée. Après, faut subir le délire, hein!
Je me suis assis derrière mon bureau, en attendant l’interrogatoire. Je suis, paraît-il, le disquaire officiel de « l‘underground invendable ». C’est un titre comme un autre et on a les mythes qu’on peut. Je devrais probablement me pencher plus sérieusement sur la pop mainstream qu’on matraque à la radio, j’aurai peut être enfin des clients. Mais alors, où je trouverai des mecs comme Evan, aussi enclins à cacher une culture musicale à l’épreuve des balles par une vulgarité au bord des lèvres?
-Dis-moi Max, tu te débrouilles comme tu le sens mais je veux absolument le vinyl de « Baby, I’m bored ». Paraît qu’il y’a un inédit dantesque à faire chialer de bonheur un paralytique. Et je sais qu’Aurélien l’avait, ça ne l’a jamais empêché, ce crétin, de chier sur le grand Evan. Si ça se trouve, il l’écoute même aux chiottes.
-T’es prêt à mettre combien?
-Cent euros. Pas plus. Y’a quand même des limites, même pour un illustre homonyme. Mais cent, OK.
-Donne moi la journée. Et ton numéro de téléphone, aussi. J’ai peut être une idée
Il a pris un album de Jonah Matranga.
-D’attaque pour un quizz? Quitte ou double!
Le jeu pepétuel. Inutile de dire oui ou non, il m’avais fait le coup des dizaines de fois. J’avais perdu une fois. J’avais confondu Hot Water Music et the Draft sur un blind-test. Même si les lin-up étaient quasiment identiques, la simple évocation de cette erreur me foutait d’absurdes larmes aux yeux. Hot Water Music était au punk rock mélodique mid’ 90’s ce que la Leffe est à la cuite radieuse : un catalyseur.
A ce petit jeu là, un album à la clé pour lui, un billet de vingt, pour moi. Comme un pourboire. Je ne crachais dessus. Et puis, ce rapport de force, sa volonté de me planter m’amusait au plus haut point.
-Matranga a tout piqué aux Deftones avec un groupe, lequel?
-FAR. T’es con, mec, ça n’a rien à voir. Et ne parle pas de ça à Matt, il a sorti son album solo sur son micro-label, il pourrait te foutre son poing dans la gueule.
-Tu me tues, merde.
-C’est mon boulot, en quelque sorte. Et puis j’aime bien ce qu’il fait. T’as un album de One Line Drawing dans le bac derrière toi, c’est carrément plus chiadé que son dernier délire, là.
J’ai vaguement désigné le Cd qu’il comptait prendre. Evan m’a filé vingt euros et s’est tiré sans un mot. Je venais de me faire une marge de sept euros, une petite victoire, grâce à Jonah. J’ai écouté One Line Drawing en boucle le reste de la matînée et j’ai débouché une bouteille de Pic Saint Loup. Jonah Matranga, du vin rouge. Mon petit délire bourgeois bohème à moi. Combien étaient-ils à le comprendre? Combien encore, à l’approuver?
Avec des clients comme Evan toute les heures, j’aurai pu enfin payer mon bail sans taper dans les réserves. Et j’aurai demandé à Inês de s’installer avec moi. Et j’aurai évité de penser à tout ce qui avait merdé avec elle.
J’ai soufflé. Elle ne me laissait pas de répit, à l‘exact opposé de ma clientèle. Généralement, entre deux clients, il y’a bien une heure qui peut s’écouler. On est pas à la Fnac, ici. C’est difficile à trouver, la porte coince un peu, c’est un foutoir inimaginable et vers 17 heures, à la sortie du bureau, quand l’encravaté moyen s’impose une cure de jouvence punkophile, je suis souvent rond, j’empeste la bière bon marché et je ne suis d’aucun secours. Clients ou habitués, c’est du pareil au même. Des amoureux pervers de groupes obscurs et d’indie rock en général. Une race en voie de disparition. Une bande de petits prétentieux gavés de sub-culture qui n’ont rien trouvé de mieux pour briller en société. Mais depuis quand réciter la discographie de Leatherface ou Jawbreaker, pourrait nous donner plus de charme? Ces types ne sont pas foncièrement des mélomanes, je veux dire, ils se contrefoutent de la technique ou de la profondeur psychédélique du songwriting. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est des trucs joués par des losers magnifiques perdus au fond d’un garage, lui même perdu dans un lotissement middle-class de l’Arizona, un peu de sueur, quelques mélodies pas trop mal troussées… Un truc qui, en quatre accords, leur foutra la chair de poule et leur replongera le nez dans le grand merdier existentiel. Voilà. Du moins, c’est-ce qu’ils doivent ressentir. C’est pour ça que je me lève, difficilement, tous les matins, en tout cas. J’en ai même un qui est intimement persuadé qu’en écoutant un disque déjà écouté par quelqu’un d’autre, eh bien il va recueillir ses pensées secrètes, des trucs inavouables, des fantasmes restés au chaud entre les lignes de basse et de batterie, comme des samples étouffés. Alors c’est pour ça qu’il vient dans ma boutique, pour ne pas se parasiter l’esprit avec une multitude informe d’auditeurs, pour se dégoter une rareté enregistrée bootleg dans un vieux rade poitevin, devant trente fondus de hardcore.

Beatsteaks - Jane Became Insane (Limbo Messiah, 2007)
Beatsteaks - Monster (Kanonen Auf Spatzen Live 2007)
Jonah Mantranga - Not about a Girl or a place (Me 2007)




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