30/12/2010

Chap.7 We only wrote these Songs for Us (Lost Cowboy Heroes)

« I want to tell you a little story / ‘cause it makes me warm inside / it’s about some friends growing up... Minor Threat au réveil, Minor Threat en buvant du café bien noir. Minor Threat en classant les derniers disques arrivés. Minor Threat en toutes circonstances.
…And all the things they tried / I’m not talking about staple shit / They went for something more… Minor Threat un jour, Ian McKaye toujours. Antihéros charismatique, instigateur de la première vague hardcore de groupes de Washington DC, de ses combats de gladiateurs, de cette créature qui lui avait complètement échappé…
I guess it was too much dreaming / Too much to hope for / One day something funny happened… De McKaye, j’ai toujours préféré Fugazi. Un manifeste des nouveaux temps à venir. Une complète anomalie, même dans le monde de la musique alternative, loin des chapelles intégristes et figées du hardcore, au moment où la tornade de Seattle ne va plus tarder…
…But it scared the shit out of me / Their heads went in different directions / And their friendship ceased to be. Trente années ont passé. Trente années de passion acharnée pour la musique et les aventures humaines. Une somme des apports de tout ce qui s’est joué à Washington pour le punk et ses descendances.
…I’m telling you I want it to work / I don’t like being hurt / Something’s not right inside…
Les deux guitares se complètent à merveille. Des giclées métalliques répondant aux staccatos et aux rythmiques accélérées et syncopées. Une voix plus hargneuse et rageuse que jamais.
I can’t always put it aside / What can we do, what can we do? / Try… Je me grille une clope, assis sur le bureau en reluquant vaguement les deux clients qui s’ébrouent dans les bacs. Je pousse encore un peu le volume.
I guess I make too much shit / Someday we will look back and laugh. The Evens, le side project qui n’en était pas un d’ailleurs, c’est pas mal aussi. Hybride hardcore / Folk assez inédit, McKaye et sa rombière, le tout magnifiquement minimal. Faudrait que je trouve leur « Get Evens »…
Mr. Present, go away / Come back and fuck with us some other day
« -Excusez moi, vous pouvez baisser un peu le volume s’il vous plaît? »
Je pensais universel le désir narcotique d’entendre et réentendre une chanson. Un besoin, après tout, inoffensif et facile à satisfaire. Malheureusement, ils sont peu nombreux dans ce monde. Je ne voulais pas me lancer dans un plaidoyer en faveur de cette chanson, même si il s’agit, à mon sens d’une excellente chanson de hardcore old-school. Alors je me suis exécuté, en grommelant. L’inculte m’a lancé un sourire timide qui voulait probablement dire « sans rancune » ou une tièderie de cet accabit. J’ai mis « Ain’t that enough » de Teenage Fan Club, pour rire. Rien d’étonnant à cela. Elle est plus aimable. Et elle possède une mélodie. En général, je préfère les chansons qui en ont une. Mais j’adore aussi me laisser terrifier par un morceau comme ce « Look back and laugh » de Minor Threat.
-Teenage Fan Club? Et pourquoi pas un remix de Calexico, tant que tu y es?
C’était Olivier qui venait de débouler dans la boutique, assez brutalement pour sortir les deux touristes de leur torpeur. Ceux-ci, voyant mon regard noir, parce que bon, deux heures à flanner, sans même me demander un coup de main, ça frôle l’incident diplomatique, décidèrent subitement de foutre le camp.
- Merci de votre visite! J’ai gueulé.
-Avortons… a glissé Olivier sur leur passage.
Tous les deux réunis, qui plus est dans un endroit aussi exigü, on pouvait souvent être en pleine forme. Un déferlement de rancœur et de cynisme rigolard. Je ne comprennais toujours pas comment nous n’étions pas véritablement amis, je veux dire, pourquoi nous n’avions pas franchi les limites du strictement… professionnel.
-On nous décernera pas la palme du savoir vivre, pas vrai?
J’ai répondu qu’un peu de tri dans la clientèle faisait commerçant repu, le type qui n’est pas esclave de ses murs. Ca l’a doucement fait ricaner. Je lui ai préparé un café.
Il a circulé quelques minutes entre les rangées de présentoirs qui couraient jusqu’à la porte d’entrée. Il a soupiré. C’était devenu, au fil du temps et de nos rencontres, un trait disctinctif. Quand il soupirait, ce n’était pas le signe d’un quelconque désespoir existentiel, mais une simple constatation : une nouvelle journée commençait aussi pour lui et le café noir que je lui avait servi n’était pas meilleur que celui de la veille. Il s’est emparé d’un vinyl. Un Superchunk. « Get it together », du Punk rock pour routiers. Il s’st tourné vers moi.
-Alors comme ça tu pars en tournée…
-Les nouvelles vont vite.
-Ca s’organise bien?
J’ai souri.
-Vaguement, oui. Je veux dire, je me suis dérouillé les doigts pour enquiller quelques accords. Le problème quand tu rejoues tes propres morceaux, c’est un peu comme réécouter un album que j’aurai vraiment aimé mais que j’aurai relégué au fin fond de ma discothèque. Le problème c’est que ça fait resurgir mon ancien moi.
-Ne joue pas ces morceaux, alors.
-Justement, j’aime bien mon ancien moi. J’aime bien le gars que j’étais quand je vivais avec Inês. Crois-le si tu veux, j’étais super cool. Je faisais partie des gars dans coup, grâce à ces compositions. C’est pour ça que j’ai continué, malgré tout.
-Je suppose que pour toi, c’est particulièrement poignant de revenir en arrière
-Pourquoi?
-A l’époque tu n’étais pas encore amer et désabusé
-Qu’Est-ce que tu racontes, bordel? Mais je savais très bien où Olivier voulait en venir. Qui est amer et désabusé?
-Toi. A cause d’une quantité incroyable de choses. Mais à cette époque, je veux dire avant que tu reprennes la boutique, tu ne savais pas qu’Inês avait de la valeur et c’est la seule période de ta vie où tu ne pensais pas à ce que tu aurais pu avoir.
Je ne saisissais pas exactement le fond de sa pensée. Et je ne l’écoutais plus, à vrai dire. Je contemplais le fond de ma tasse. Olivier, malgré son côté foutraque, prononçait de temps en temps une vérité dévastatrice, de manière inattendue. J’ai relégué mes ambitions de musicien quelques jours après l’enregistrement de l’EP, quelques semaines après ma rupture avec Inês. Je m’étais mis à boire, à boire plus que de raison. En sortant du métro, un jour, j’avais aperçu mon reflet dans une vitrine et j’avais du faire un gros effort pour porter un jugement sur ce que je voyais. Evan m’attendait devant la boutique et je lui avais demandé son avis. « Tu ressembles A Brian Molko », il m’avait répondu, tout simplement. Rapport aux traces noirâtres qui soulignaient mes yeux, mon visage blême et les tics nerveux qui secouaient mes épaules. Et, bien que je l’ai immédiatement envoyé se faire foutre, j’avais compris aussitôt qu’il avait raison et les bouteilles de Wild Turkey avaient gentiment regagné le fond du placard, au cas, fort improbable, où on m’inviterait dans une soirée. C’est exactement à ce moment là que j’ai rangé ma guitare dans ma cave et que j’ai entassé les partitions en haut d’un placard. Tout cela appartenait au passé. Et le fait d’arrêter de boire était une bonne symbolique.
Comme Evan ce jour là, Olivier avait raison : cette époque de bonheur intense était particulière car je ne portais pas encore le fardeau dont je niais toujours l’existence. Cette époque paraissait bénie et je cherchais en permanence un moyen de la retrouver. Depuis bien longtemps, toutes les routes semblaient me ramener en arrière. Alors, comme à Evan, j’ai dis à Olivier d’aller ce faire voir.
-Bon Lemmy, tu veux qu’on les joue, ces foutus morceaux?
Il fallait faire un choix : enfouir tout ça dans un coin de ma mémoire, me pincer le cœur en le ressassant, ou bien empoigner fermement mon manche, cette évocation me fit vaguement sourire, ramasser un grand coup de saton en travers des gencives, et limiter la progression des regrets. Dans les deux cas, j‘aurai besoin d‘alcool.
Le sourire encourageant d’Olivier me fit grimacer. Principalement parce que ça m’attristait de penser qu’un client me connaissait suffisamment pour me retourner le cerveau à ce point.
-Là, maintenant?
-J’ai ma guitare dans la bagnole.
-Euh… c’est d’accord.
Deux clients sont entrés dans la boutique d’un pas pas traînant. Olivier s’est tortillé au dessus des bacs pour les laisser passer. Il s’est tourné vers moi, a ouvert de grands yeux furibonds et s’est élancé dans la rue. S’il y avait bien quelque chose dont je n’avais pas besoin maintenant, c’était bien de ça : des habitués qui allaient passer beaucoup de temps et dépenser peu d’argent. J’ai envisagé de les flanquer dehors et puis je me suis dit qu’il était plus simple de s’enfermer dans l’arrière-boutique et de les laisser se débrouiller. La criminalité était rare parmi les fans de punk rock.
Ca m’a donné l’idée de faire un peu de ménage. Impossible de composer dans un environnement bordélique ; c’était une vérité de l’existence. Je suis allé cherché l’aspirateur vieillissant et sous-employé dans le placard, puis j’ai sorti de sous l’évier un chiffon à poussière et de la cire en bombe pour éliminer la cendre qui recouvrait les meubles. Je me suis dit que cette attitude n’avait rien de rock’n roll, que si les deux loustics qui s’activaient dans la pièce venaient à tomber sur cette scène de mauvais vaudeville, je finirai sur Youtube, pas à chier là-dessus. Je me suis mis à ranger quelques minutes et tout en nettoyant, je tremblais, des soubresauts martyrisaient ma cage thoracique. Je me libérais des nœuds qui s’étaient formés à l’intérieur de moi. J’ai ramassé quelques mégots égarés. Le résultat final était assez satisfaisant. J’ai jeté un regard soupçonneux dans la boutique, par l’entrebaillement de la porte. Que je me suis pris en pleine gueule quand Olivier l’a violemment ouverte, brandissant fièrement sa guitare. Il a secoué la tête, légèrement désespéré par le flot d’insultes que je déversais. Ensuite, une fois calmé, je lui ai fièrement présenté l’endroit. Les arrières-boutiques sont comme les backstages : des lieux fantasmés.
-Tu vois, c’est tout simple. Je vis sur mon lieu de travail la plupart du temps alors disons que c’est comme ma piaule.
-Ne t’emmerde pas Lemmy, je ne couche pas le premier soir.
-Ha. Tant pis, alors…
-C’est le dernier Dead to Me? Ca donne quoi?
Il s’était approché des étagères où j’entassais les prochaines mises en rayon.
-Euh, c’est pas mal. « Cuba Ballerina » est mieux. Plus rentre-dedans, mieux troussé niveau mélodies.
-Putain! Le live de The Beatsteaks version vinyl!
-Imagine quarante mille shleubis scandant les morceaux… Mais euh, sur un vinyl. J’ai aussi le live ultime épuisé de Rocket from the Crypt en collector. Le prochain The Saintes Catherines, non masterisé, pour le côté sportif, un Fire at Will, hardcore toulousain avec un artwork inédit…
-Et ce carton «No Idea Records », un rapport avec le meilleur label de tous les temps?
-La réponse est dans la question, non?
-T’as le plus beau métier du monde.
-T’es sûr que tu veux pas coucher, finalement?
-Mouais, faut voir. Tu la planque où, ta guitare?
Je lui ai montré ma vieille Stagg electro-accoustique. Il s’attendait peut être à une Western Ibanez AW-40, ou à une CD140 de Fender hors de prix. Mais même si j’adorais les guitares, je n’avais jamais eu la patience d’attendre que celle de mes rêves soit montée en gaucher. Alors je finissais irrémédiablement par acheter la première inversée venue. Et j’arrivais même à en tirer un semblant de satisfaction.
« -Tu sais, je m’y connais bien en guitares mais je suis incapable de dire celles que j’aime vraiment. »
C’était ma réponse favorite quand on me posait la question, ce qui n’arrivait pas souvent, et tant mieux car c’était entièrement faux. J’avais étudié la guitare pendant de longues années mais c’était du classique et j’en avais gardé le souvenir d’un monde submergé par Clapton et Springsteen. J’avais appris à aimer le second au fil du temps, mais le premier provoquait chez moi, encore aujourd’hui, de violentes poussées urticaires. D’ailleurs, si je n’avais pas eu le béguin pour la fille qui suivait les cours avec moi, je serai passé à la batterie ou au piano. Comment s’appelait-elle déjà?
Olivier me réveilla de ma douce torpeur nostagique en envoyant un violent accord sur sa guitare. Il a désigné le tabouret, en face de moi.
« -… Two » Un filet de sueur se mit à dégouliner entre mes omoplates « Three… » mes mains étaient moites, impossible d’assurer le premier accord, j’appuyais encore plus fort « …Four ». Blam. One, two fuck you...

Il y’a dans la vie, certaines expériences qui semblent nous hanter et nous rendre malheureux. Certaines parce qu’elles sont trop terribles qu’on ne peut jamais les oublier totalement, d’autres pour une raison plus douce-amère : elles sont si parfaite qu’on ne peut plus jamais vivre pleinement une expérience similaire sans établir de comparaison. En claquant le dernier accord du dernier morceau, les muscles tétanisés, en sueur, lorsque j’ai jeté un regard vers Olivier, alors même que lui-même, tentait de reprendre sa respiration et qu’il me souriait intensément, je savais que ces vingt minutes à bout de souffle seraient une chose que je chercherai inlassablement à reproduire, toute ma vie, en ayant fort peu de chance d’y parvenir.
Des applaudissements timides s’élevèrent en provenance de la porte. Une petite dizaine de personnes se tenait là. Je me suis levé promptement et j’ai filé vers la minuscule salle de bain, au fond du local. J’avais une furieuse envie de pisser et ma bouche semblait corrodée par des produits chimiques. J’avais chanté fort, pas forcément très juste mais en donnant tout ce qui me restait au fond de la gorge. Et pour cela, on ne pouvait pas m’en vouloir. Quand je suis revenu dans la pièce, Olivier était toujours installé sur son tabouret, il accordait sa guitare. Les quelques personnes qui avaient assisté à notre « show » improvisé étaient maintenant assises en tailleur autour de lui, sur la moquette rapiécée, ce qui lui conférait une aura de maître d’école, de Robin Williams du pauvre. Sauf que je savais bien qu’Olivier n’avait aucune affection pour la poésie de bas étage.
-Je crois qu’on nous réclame. Il m’a lancé avec une pointe de volupté.
-Je n’ai plus rien en stock.
-Une reprise?
-Shorebirds?
- « Olympia Autumn Morning »?
- Attends… nanana… « In the future they will find the silly little scribbling »…?
-Tu connais tes classiques.
Shorebirds était probablement le groupe de powerpop le plus enragé que je connaisse. Avec d’anciens membres de Latterman, une ode à la sueur, au poing levé, un côté catchy, furieusement mélodique. Dans la même classe que Banner Pilot, Jawbreaker ou Dear Landlord, au fond, près du radiateur. Ca s’imposait, dans le contexte.
-Olivier?
-Mmmmm? Il continuait à triturer sa guitare en scannant visuellement son auditoire.
-Tu serais près à prendre quelques jours sur ton temps ô combien précieux?
-Tu n’as plus besoin de nounou, Lemmy. Je n’ai pas l’habitude de m’épancher ou de faire de grandes déclarations d’amour. Mais tes chansons, elles fonctionnent très bien comme ça.
-Ca n’a rien à voir avec ça. Je crois que j’ai besoin d’une béquille sur scène, je crois que j’ai besoin de quelqu’un pour me pousser dans le dos au moment fatidique…
-Voilà autre chose.
-… Je crois que jouer ces morceaux seul me terrifie…

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